Les jhānā

Cf. « les douze degré de la méditation » dans « Qu’est-ce que la méditation ? »

L’atteinte des quatre jhānā matériels

L’atteinte de tout jhānā est obtenue à l’issue d’un double processus : d’une part l’élimination des états mentaux qui font obstacle à la concentration (les « facteurs d’abandon ») ; d’autre part l’acquisition des états qui composent le jhāna (les « facteurs de possession »).
Les obstacles sont au nombre de 5 :
1) le désir des sens
2) la malveillance (au sens propre de « mauvais vouloir »)
3) la torpeur des facultés mentales
4) l’agitation mentale, le regret et l’inquiétude
5) le doute, le scepticisme
Le Bouddha expliquait que les obstacles émergent de la « considération non judicieuse » et qu’ils peuvent par conséquent être éliminés par la « considération judicieuse » : l’absorption de l’esprit dans l’objet est en effet rendue possible par la mise en œuvre de cinq états mentaux opposés aux « cinq obstacles ».
Ces 5 « facteurs des jhānā » sont :
1) l’implantation (vitakka), action d’amener l’esprit à son objet de méditation ou plutôt à la réplique mentale de l’objet de méditation (samādhi-nimitta) ;
2) le maintien (vicāra), l’action de fixer et d’ancrer solidement l’esprit dans l’objet de la méditation ;
3) le ravissement (pīti), décrit comme fierté, joie, jubilation, euphorie et satisfaction de l’esprit ;
4) le bien être (sukha, par opposition à dukkha) ;
5) la capacité de concentration (ekaggatā), absence de distraction, de divagation de l’esprit ; cette capacité n’est pas mentionnée par tous les suttā, mais elle est suggérée par la notion même de jhāna.

Le premier jhāna
L’élimination des cinq obstacles s’effectue graduellement ; il s’agit d’une « discipline par étapes successives ».
La maîtrise morale, le contrôle des sens, le développement de la pleine conscience et du discernement appliqués à chaque posture ou activité constituent les préliminaires.
Vient ensuite le moment d’appliquer l’antidote approprié à chacun des obstacles : la sage contemplation du côté repoussant des choses est l’antidote aux désirs sensuels ; la compassion neutralise la malveillance ; la contemplation de l’effort s’oppose à la paresse et à la léthargie ; la sage contemplation de la tranquillité de l’esprit supprime l’agitation et la crainte, et la sage contemplation des qualités réelles des choses élimine le doute.
Après avoir atteint le premier jhāna à plusieurs reprises, il est déconseillé au méditant de tenter immédiatement d’accéder au second jhāna. Il doit d’abord atteindre la perfection dans le premier jhāna ; s’il est trop empressé, il prend le risque d’échouer à atteindre le second sans pouvoir regagner aisément le premier.
Perfectionner le premier jhāna inclut deux étapes, à savoir l’extension du signe et l’acquisition de la « quintuple maîtrise » :
1) la capacité à rappeler à volonté les facteurs de jhāna ;
2) la capacité à accéder rapidement au jhāna ;
3) la capacité à rester dans le jhāna aussi longtemps que prévu ;
4) la capacité à sortir du jhāna sans difficulté ;
5) la capacité à comprendre rétrospectivement tout le processus.
Une fois ces capacités parfaitement acquises, le méditant peut se tourner vers le second jhāna.

Le second jhāna
Celui-ci est atteint à travers l’élimination progressive des deux premiers facteurs de jhāna (l’implantation et le maintien) et le développement des trois facteurs restants (le ravissement, le bien-être et la capacité de concentration) ; par delà ces facteurs, les formules canoniques mentionnent plusieurs autres états dans la description du second jhāna, comme la confiance intérieure et l’unification de l’esprit.
Considérant que ce jhāna est plus paisible et sublime que le précédent, le méditant cesse de s’attacher au premier jhāna, et développe à la perfection son nouvel état.
Ayant acquis la « quintuple maîtrise » du second jhāna, le méditant réfléchit sur ses défauts : la proximité des deux facteurs abandonnés et la présence d’une joie spirituelle intense ; ce faisant, il aspire à un état supérieur.

Le troisième jhāna
Celui-ci est atteint à travers l’élimination progressive du ravissement et le développement des deux facteurs restants (le bien-être et la capacité de concentration) ; à côté de ceux-ci, apparaissent deux nouvelles facultés, latentes dans les jhānā précédents : la vigilance (sati), c’est-à-dire la capacité à maintenir parfaitement l’esprit dans l’objet de méditation, sans le laisser s’éloigner ; le discernement (sampajañña), un aspect de la sagesse ou de la compréhension qui permet de saisir la véritable nature de l’objet, sans illusion.

Le quatrième jhāna
Ayant acquis la « quintuple maîtrise » du troisième jhāna, le méditant réfléchit sur ses défauts : la proximité du ravissement, qui vient d’être abandonnée et la présence du bien-être. Il contemple alors l’état où seule subsiste la capacité de concentration, accompagnée par une sensation de neutralité ; il voit que cet état est bien plus paisible et sûr que tout ce qu’il a expérimenté jusqu’à présent ; il abandonne alors le facteur du bien-être et atteint le quatrième jhāna.

L’atteinte des quatre jhānā immatériels

Après avoir émergé du quatrième jhāna, le méditant considère que cet état, aussi raffiné soit-il, se réfère toujours à un objet de méditation ayant une forme matérielle et reste donc associé à tous les défauts inhérents à l’existence matérielle ; le méditant va par conséquent s’orienter vers les quatre plus hautes réalisations appartenant à la culture de la concentration que les suttā dénomment « les paisibles libérations immatérielles transcendant la forme matérielle » ; ces jhānā sont ainsi appelés d’une part car ils permettent de surmonter toutes les perceptions de formes matérielles, y compris la plus subtile d’entre elles, c’est-à-dire celle de la réplique mentale de l’objet de méditation ; d’autre part parce qu’ils sont les corrélats subjectifs des plans d’existence immatériels.
Les jhānā immatériels, contrairement aux états qui les précèdent, ne sont pas désignés par leur numéro mais par le domaine auxquels ils permettent d’accéder : « Espace infini », « Conscience infinie », « Néant », « Sans perception ni absence de perception ».
Les facteurs de ces jhānā, la capacité de concentration et l’équanimité, restent constants ; seul leur objet est différent, de plus en plus raffiné.

Le premier jhāna immatériel
Pour atteindre la première de ces réalisations, le méditant doit, dans le cours du quatrième jhāna, étendre la réplique mentale de l’objet de la méditation aussi loin qu’il lui plaît, jusqu’aux confins du monde. Puis émergeant, de ce jhāna, il doit supprimer cet ultime objet de méditation, et concentrer son attention sur l’espace qu’il recouvrait.

Le second jhāna immatériel
Ayant acquis la maîtrise de cette première réalisation, le méditant, en saisira les défauts, à savoir la trop grande proximité avec les jhānā matériels, et remplacera l’espace sans limite par la conscience sans limite.

Le troisième jhāna immatériel
Pour atteindre la troisième réalisation, le méditant qui maîtrise celle de la conscience infinie, procédera de même, contemplant ses défauts comparés à ceux du caractère éminemment paisible de la perception du néant.

Le quatrième jhāna immatériel
La quatrième réalisation, sans perception ni absence de perception, appelée ainsi dans la mesure où « la perception n’est pas vraiment une perception parce qu’elle n’est pas capable de remplir nettement le rôle d’une perception, et n’est pas non plus une absence de perception parce qu’elle existe sous la forme d’un reste subtil de création1 » , sera atteinte lorsque le méditant percevra le caractère non satisfaisant de toute perception.

Les états supra-mondains

La conscience méditative, elle aussi, est une combinaison de facteurs mentaux impermanents et conditionnés, qui ne diffèrent de leurs équivalents accompagnant la conscience ordinaire que par leur plus grande intensité et leur plus grande pureté.
La plus subtile de ces réalisations, du point de vue bouddhiste, reste par conséquent un état « mondain » qui doit, si l’on souhaite une libération permanente et complète, être lui-même dépassé2 .
A un disciple laïc mourant, Sāriputta, l’un des deux principaux disciples du Bouddha, donne les ultimes conseils suivants :

C’est ainsi, maître de maison, que tu devrais t’exercer : « je ne veux pas m’attacher au domaine de l’espace sans limite… au domaine de la conscience sans limite… au domaine du néant ; ma conscience ne sera pas dépendante du domaine du néant… Je ne veux pas m’attacher au domaine sans perception ni absence de perception ; ma conscience ne sera pas dépendante du domaine sans perception ni absence de perception ». C’est ainsi que tu devrais t’exercer.
C’est ainsi, maître de maison, que tu devrais t’exercer : « je ne veux pas m’attacher à ce monde ; ma conscience ne sera pas dépendante de ce monde… Je ne veux pas m’attacher à l’au-delà ; ma conscience ne sera pas dépendante de l’au-delà… ». C’est ainsi que tu devrais t’exercer.
C’est ainsi, maître de maison, que tu devrais t’exercer : « je ne veux pas m’attacher à ce qui est vu, entendu, senti, connu, atteint, pensé, réfléchi ; ma conscience n’en sera pas dépendante ». C’est ainsi que tu devrais t’exercer.3

Les jhānā mondains, comprenant les quatre jhānā matériels et les quatre jhānā immatériels, appartiennent au domaine de la concentration, qu’ils portent à un degré très élevé. Ces états ne sauraient constituer une complète délivrance. Le Bouddha enseigne en effet que la cause de la souffrance, le moteur du cycle des re-naissances, se situe au niveau des passions (kilesā) et de leurs trois racines : le désir, l’aversion et l’égarement. La pratique de la concentration, quelle que soit sa profondeur, permet de mettre fin aux habitudes et passions mentales ; mais elle ne peut détruire leurs racines. De ce fait les jhānā mondains, malgré tous leurs apports, ne peuvent à eux seuls mettre fin au cycle des re-naissances.
Ils peuvent même contribuer à la perpétuation du cycle : le Bouddha cite comme source d’attachement à ces états supérieurs de conscience le fait qu’ils ont en commun, de plus en plus subtilement, d’apporter la sensation de ne plus être nuisible ni à soi ni aux autres ; c’est un acquis extraordinaire mais qui illustre malgré tout la limite de ces états :

Maintenant, quel est, bhikkhū, le désavantage de ces sensations ? Les sensations, bhikkhū, sont impermanentes ; elles sont souffrance puisqu’elles sont sujettes au changement.4

La complète libération du cycle des re-naissances exige donc l’éradication des fermentations mentales ; le socle de celles-ci étant l’ignorance, la clef de la libération sera trouvée dans le développement de son opposé, la sagesse (pañña).

L’atteinte des quatre jhānā supra mondains

Ce qui est sans forme est plus paisible que ce qui a une forme ; la cessation est plus paisible que ce qui est sans forme.5
Comprenant l’élément de la forme, ne s’arrêtant pas dans le sans forme, ceux qui sont libérés dans la cessation laissent la mort derrière eux.6

Chacun des quatre états supra mondains permet d’expérimenter très momentanément le nibbāna et de supprimer définitivement certains des dix liens retenant au cycle des re-naissances.

Le premier sentier
Ce sentier est celui de l’« entrée dans le courant » (sotāpatti), appelé ainsi parce qu’il marque l’entrée dans le cours du Dhamma, s’accompagne de la destruction des trois premiers liens : les croyances erronées concernant la personnalité, le doute négatif et l’attachement indu aux règles et cérémonies. Le disciple qui atteint « l’entrée dans le courant » ne renaîtra pas plus de sept fois dans les plans d’existences favorables, humain ou divins, après quoi il atteindra la libération finale.

Le second sentier 
Le second sentier supra mondain est celui menant au « retour unique » (sakadāgāmī) ; cette étape ne permet pas de supprimer de lien particulier, mais elle permet de desserrer considérablement deux liens, celui de la propension au désir des sens et l’aversion ou le mauvais vouloir. Le disciple est appelé « celui qui ne revient qu’une fois » parce qu’il n’aura besoin que d’une seule renaissance pour atteindre la libération.

Le troisième sentier
Le troisième sentier est celui du « non retour » (anāgāmī). Le disciple qui atteint ce stade achève de détruire les deux liens ci-dessus ; il est donc totalement libéré des cinq premiers liens. Il est de ce fait assuré de ne plus renaître dans un plan d’existence conditionné par les sens ; s’il ne progresse pas plus loin, il renaîtra dans l’un des plans d’existence divine avec forme subtile ; c’est là qu’il connaîtra le nibbāna.

Le quatrième sentier
Le dernier sentier, qui mène à l’état le plus élevé, celui d’arahā, permet de supprimer les cinq derniers liens, ceux qui attachent les êtres aux états supérieurs d’existence : l’attirance passionnée pour l’existence matérielle, l’attirance passionnée pour l’existence immatérielle), l’orgueil, l’agitation mentale et l’ignorance.

Ces quatre sentiers sont parcourus par des êtres dont les qualités et les dispositions, récemment ou anciennement acquises, sont différentes, ce qui conditionne d’une part la qualité de leur expérience méditative et d’autre part le nombre et le lieu des renaissances restant à vivre.
Les textes canoniques7 distinguent ainsi 7 types d’êtres parcourant ces sentiers et recueillant ces fruits :
1) ceux qui suivent le chemin motivés par leur confiance ;
2) ceux qui sont libérés par leur confiance ;
3) ceux qui sont libérés par la compréhension profonde des phénomènes dans leur propre corps (les « témoins du corps ») ;
4) ceux qui sont libérés de deux façons, c’est-à-dire par l’unification de l’esprit et par la connaissance ;
5) ceux qui suivent strictement le chemin du Dhamma ;
6) ceux qui sont parvenus aux « vues » correctes ;
7) ceux qui sont libérés par la sagesse.
Ces sept types de disciples peuvent être regroupés en trois catégories, en fonction de la faculté spirituelle dominant leur pratique : les deux premiers types se caractérisent par la confiance, la foi ; les deux suivants par la concentration, l’unification de l’esprit ; les trois derniers par la sagesse.
Lorsque ces sentiers sont intégralement parcourus, c’est à dire aboutissent à la suppression définitive des liens et à l’expérience supra mondaine momentanée correspondantes, ils n’ont plus à être de nouveau empruntés : leur fruit demeure acquis et cette expérience limitée du nibbāna toujours accessible au noble disciple ayant atteint ce stade.

Les intensités différentes de réalisation
Se pose à ce propos la question de savoir quel facteur détermine ces niveaux particuliers d’intensité des réalisations ; pourquoi le chemin et le fruit se situent-ils, pour un méditant, au niveau du premier jhāna, pour un autre au niveau du second jhāna etc. ?
Les Commentaires présentent trois théories : la première considère que c’est le choix d’un jhāna comme base de la méditation qui détermine l’émergence du sentier et de son fruit au même niveau ; la seconde considère que c’est le choix de l’objet de méditation ; la troisième considère que c’est le tempérament et l’inclination du méditant qui sont à l’origine de ces différences.